Roland
Yuno Rech : "Bonjour.
Bodhidharma était un moine indien qui vécut
dans le sud de l’Inde. Il était fils de roi, et
son père lui avait donné comme précepteur
un moine bouddhiste qui était Prajnatara. L'’histoire
de Bodhidharma en tant que maître zen
commence avec ce contact qu’il a eu avec son maître
qui était à la fois son précepteur et qui
est devenu celui qui lui transmis l’essence du Dharma*
de Bouddha.
Très
jeune son maître Prajnatara a offert à
son père je crois une pierre précieuse d’une
valeur extraordinaire, et il avait voulu tester la compréhension
des enfants et tous les enfants avaient dit "cette
pierre est la plus merveilleuse du monde". Seul
Bodhidharma avait dit : "cette pierre n’a
pas de grande valeur car finalement la seule chose qui ait
de la valeur c’est l’esprit, c’est l’esprit
qui est capable de comprendre la valeur de l’existence,
la valeur des choses, la valeur des êtres, la pierre
en elle-même ne vaut rien sans l’esprit, c’est
l’esprit qui est important", et à ce
moment là, car c’était un gosse…"
"Il avait quel âge à
peu près ?"
"Il avait 7 ou 8 ans. A ce moment là, Prajnatara
a compris qu’il y avait chez cet enfant la capacité
à devenir un grand maître, et donc il s’est
concentré sur son éducation, et il lui a recommandé
par la suite de transmettre la pratique du Zen. La
pratique du Dharma de Bouddha, dans l’école
zen, ne remonte pas qu’à Bodhidharma
mais en fait constitue une lignée ininterrompue depuis
Shakyamuni Bouddha. Son maître lui demanda
donc de transmettre cette pratique, cette école, de
l'Inde en Chine".
"Il se rend en Chine du Nord, notamment
au Temple de Shaolin et on l’appelle alors
le Brahmane contemplateur du mur puisqu’il
va méditer pendant neuf ans. Alors quelques explications
quand même là dessus".
"Oui justement, pour bien faire comprendre par la pratique
et par l’exemple, et pas seulement par les discours
que l’essence du Dharma de Bouddha
c’est de revenir à la pratique de la méditation,
ce n’est pas simplement de décortiquer les soutras*,
de spéculer, d’essayer de saisir la vérité
au niveau du langage, des mots et de la dialectique, mais
de l’incarner profondément par la pratique de
la méditation qui développe l’intuition
au-delà des mots et au-delà des concepts. Il
a montré l’exemple de la pratique face au mur,
mais cette pratique face au mur, bien sûr, ce n’est
pas contempler le mur".
"Oui bien sûr !"
"On a parlé de la contemplation du mur. Contemplation
du mur ça veut dire réaliser un esprit comme
le mur, c’est à dire un esprit lisse, un esprit
abrupt, un esprit sur quoi rien ne demeure, c’est vraiment…
le mur nous renvoie au fait que tous les objets extérieurs
après lesquels on court sont vains, que finalement
la seule chose importante à faire dans cette existence
est de tourner son regard vers l’intérieur et
même tournant son regard vers l’intérieur
ce n’est pas pour y trouver quelque objet ou quelque
trésor à saisir, mais réaliser vraiment
un esprit tel le mur, c’est à dire un esprit
où rien ne demeure, un esprit lui-même insaisissable,
le propre esprit est insaisissable. C’est ça
que Bodhidharma essayait de faire comprendre par
sa pratique face au mur dans laquelle il a prêché
vraiment par l’exemple et sans essayer d’expliquer
les choses".
"C'est pourtant ceci qui a amené
certains à dire que Bodhidharma ne s’intéressait
pas aux écritures ?"
"Alors c’est faux parce que d’abord il a
laissé un petit traité qu’on appelle "Le
Traité de Bodhidharma" dans lequel le premier
article concerne l’approche de la compréhension
du Dharma par ce qu’il appelle le Principe
et sa première phrase est pour dire que cette approche
par le principe consiste à étudier les soutra,
à étudier la doctrine. Il commence par ça".
"Oui, parce qu’en fait il
donne plusieurs voies d’accès possibles, il en
donne deux".
"Plusieurs voies d’accès possibles. Donc
il n’exclut pas l’accès par le soutra
mais il lui donne une place qui est une place relativement
limitée. En fait il a transmis avec beaucoup de respect
le soutra du Lankavatara qu’il a donné
à son successeur comme un soutra à
étudier, donc il ne niait pas l’importance des
soutras, mais aussitôt après avoir dit
que l’accès par le principe se déroule
à travers l’étude".
"Peut-être préciser
le concept de 'principe', certains traduisent par raison,
par réflexion, l’étude".
"C’est la même chose, c’est la raison,
c’est ce qui fonde".
"C’est la réflexion".
"C’est un peu l’équivalent du mot
Dharma en sanscrit, c’est ce qui est le fondement,
c’est ce qui ordonne le monde, c’est ce qui est
la loi du monde, le principe c’est ce qui est sous-jacent
à toute chose, on peut dire que c’est le principe
de la vacuité universelle par exemple, le principe".
"Et dans ce principe il parle de
la vraie nature des choses justement".
"Voilà, il dit justement après avoir parlé
de la doctrine, qu'en fait c’est comprendre intimement
en soi-même la véritable nature des choses. Comprendre
que tous les êtres ont d’une manière innée,
inhérente, cette nature intime qu’ils partagent
avec tous les autres être. Et cette nature, c’est
ce qu’on appelle la nature de Bouddha, ce qui
fait de nous un être complètement au delà
de notre petit ego, un être universel, un être
de partage. Et c'est cette essence de notre nature qui est
la nature de Bouddha, que le Bouddha lui-même
essayait de pointer, de nous faire sentir pour nous faire
lâcher nos attachements et nous faire vivre dans une
autre dimension qui est la dimension de l’amour, de
la solidarité, de la compassion avec tous les êtres".
"Mais parce que pour lui la vraie
compréhension de l’esprit est surtout intuitive".
"Absolument et à réaliser à travers
une pratique qui inclut le corps, qui inclut le souffle, et
qui est la pratique de ce que nous appelons zazen,
la méditation assise, face au mur, corps et esprit
complètement en unité".
"Justement, le second aspect de
ce traité concerne différents modes d’action
qui permettent de parvenir à la Voie".
"C’est la compréhension par la pratique.
C’est d’abord comprendre que quand nous sommes
dans l’adversité cette adversité n’est
pas liée à un destin fatal mais est le résultat
de notre karma*
passé, c’est à dire que même ce
qu’on appelle généralement la malchance,
les accidents, les souffrances de la vie, qui généralement
nous révoltent sont une source d’éveil
et d’enseignement si nous comprenons que c’est
le résultat d’un karma passé,
et donc l’occasion d’une conversion, donc d’un
repentir et d’une conversion pour, à partir de
maintenant, pratiquer la Voie juste. La seconde compréhension
par la pratique…"
"Le karma..."
"…c’est de comprendre que même s’il
vous arrive des choses heureuses dans la vie, c’est
aussi le fruit d’un karma passé et que
finalement toute notre existence n’est que le fruit
d’un karma passé, c’est à
dire qu’au fond notre ego n’est pas un ego, il
est simplement le résultat d’un karma
passé, ce qui permet de lâcher prise".
"Relativiser tout ça".
"Relativiser, abandonner l’ego, ne pas se glorifier
lorsqu’on obtient quelque chose, et finalement vivre
au-delà de l’obtention et de la perte, être
équanime par rapport au fait d’obtenir ou de
perdre quoique ce soit, que ça soit dans l’ordre
matériel et même dans l’ordre spirituel".
"L’esprit lui finalement ne
change pas quelles que soient les circonstances. Alors troisième
point de la pratique, de l’action ?"
"Alors le troisième point c’est de comprendre
que nous sommes abusés par notre avidité, par
nos désirs et de réaliser un esprit sans attachement.
C’est un enseignement tout à fait classique du
Bouddhisme mais dans l’enseignement de Bodhidharma
ça va être l’enseignement de mushotoku*,
ça veut dire le non-attachement même à
l’éveil, même au mérite spirituel
et c’était le fondement de sa réponse
à l’empereur Wu quand il disait qu’il
n’y avait aucun mérite même dans toutes
les bonnes actions. Arriver vraiment à se détacher
non seulement des choses matérielles et des désirs
ordinaires mais aussi de l’avidité spirituelle".
"Ne pas avoir de but. Et quatrième
action ?"
"Etre libre, être réellement libre".
"Ça c’est plus compliqué".
"Oui, mais c’est le sens de l’enseignement
de Bouddha, la liberté, la libération".
"Oui bien sûr".
"Et le cinquième principe, c’est de vivre
en harmonie avec le Dharma. Alors le Dharma
c’est généralement vu comme un certain
nombre de pratiques. Dans le Mahayana*
c’est la pratique des paramita*,
Bodhidharma fait l’éloge par exemple, du don,
du fuse comme pratique de détachement, comme
pratique de générosité, mais en même
temps il dit : "la véritable pratique au fond,
c’est la non-pratique", c’est à
dire de ne pas même s’attacher à la pratique
des paramita. C’est à ce moment là
que les pratiques qui nous permettent d’aller au-delà,
de se libérer véritablement sont complètement
accomplies quand il n’y a même plus l’attachement
à la pratique des paramita".
"Est-ce que Bodhidharma
est le premier à avoir institué ce système
de "contemplation face au mur" ?"
"Là où il était le premier c’était
en Chine à mettre tellement l’accent sur la nécessité
d’une pratique assise de zazen et c’est
la raison pour laquelle on a appelé Maître Deshimaru
le Bodhidharma des temps modernes, pas pour créer
une nouvelle légende autour de Maître Deshimaru
mais parce qu’il y avait bien la même démarche
d’esprit de ramener les occidentaux qui s’intéressaient
au Bouddhisme et au zen à travers les écrits,
notamment du professeur Suzuki, les ramener à
la source de cette sagesse, de cet éveil, par la pratique
concrète avec le corps".
"Alors qu’a de particulier
l’enseignement de Bodhidharma qui fait qu’il
est demeuré jusqu’à nos jours et qui fait
qu’il est toujours pratiqué ?"
"Bien justement, c’est de ne pas séparer
les principes essentiels de l’enseignement de Bouddha
de leur pratique concrète et c’est surtout sa
pédagogie pour transmettre cet esprit de libération
profonde qu’est l’esprit de Bouddha,
et je voudrais justement venir à sa transmission à
Eka.
"C’est à dire le 2°
patriarche de la lignée T'chan".
"Eka est celui qui va devenir le successeur
de Bodhidharma, qui va donc être le début
de la lignée des maîtres, des patriarches chinois.
Eka était un érudit, un confucéen,
qui avait beaucoup étudié aussi les soutras
bouddhistes et qui n’avait trouvé aucun apaisement
de l’esprit, aucune libération spirituelle à
travers ces études. Il entend parler d’un grand
maître bouddhiste qui pratique la méditation
et va le voir. Bodhidharma ne se retourne même
pas pour le regarder, c’est l’hiver, il neige
à Shaolin, Bodhidharma est dans sa
grotte et finalement la neige monte jusqu’à mi-taille
et c’est une image qui a été représentée
par tous les artistes du Zen, dramatique, où
l’on voit cet homme désespéré qui
cherche la Voie et Bodhidharma qui ne le regarde
pas".
"Finalement
Bodhidharma lui dit : "vous savez, pour
réaliser la Voie de Bouddha il faut une énergie
farouche, il faut être prêt à tout abandonner",
et à ce moment là Eka, dit on, se tranche
le bras. C’est devenu symbolique par la suite évidemment
de la nécessité d’un investissement total
de toute notre énergie dans la pratique de la Voie
si on veut faire autre chose que du tourisme spirituel et
ça c’est constamment rappelé dans la tradition
zen encore de nos jours, où on laisse souvent
les apprentis disciples à la porte du monastère
avant d’accepter au bout d’une semaine qu’ils
rentrent.
Donc
première chose, la pédagogie de Bodhidharma
c’est vraiment le début de la pédagogie
du zen, c’est à dire d’enseigner
avec cette énergie farouche, directe, abrupte, mais
pas avec brutalité car en fin de compte il s’agissait
en réalité d’un grand amour, d’une
grande compassion parce qu’il voyait bien que cet homme
souffrait, et d’ailleurs cet homme souffrant lui dit
: "Maître, s’il vous plaît, ayez
pitié de moi, mon esprit n’est pas en paix, s’il
vous plaît, pacifiez le". Et Bodhidharma
lui répond tout simplement : "montre moi ton
esprit et je le pacifierai", et Eka, au
lieu d’entendre tout un discours sur la vacuité
se trouve confronté avec le fait au fond qu’après
toutes ces études il n’a toujours pas réussi
à saisir son propre esprit, même ce qui est le
plus intime à soi-même est insaisissable, et
c’est ce qu’il finit par dire : "mon
propre esprit, shin fukatoku, mon esprit est insaisissable"
et Bodhidharma lui répond tranquillement :
"Si tu as réalisé l’esprit insaisissable,
alors, il est déjà pacifié",
et là Eka réalise un grand éveil, et
c’est vraiment le début de la transmission du
Zen".
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